Pourtant, moins d'une semaine plus tard, j'allais enfin faire la connaissance d'africains comme moi, et surtout de deux compatriotes. Voici les faits.
Je me suis rendu à une agence d'envoi rapide d'argent pour accomplir mon devoir, comme tout expatrié qui a laissé derrière lui femme, enfant et de multiples problèmes à résoudre. Pendant que je remplis les formulaires de transfert d'argent, un africain est entré, à la carrure sportive, à mon plus grand plaisir! C'était la première fois, après cinq jours, que j'en vois un à Phnom Penh. Nous nous saluons d'un signe de la tête. Lui aussi vient pour envoyer un peu d'argent aux siens. Pendant que les guichetiers enregistrent nos opérations, et après lui avoir causé, j'ai appris qu'il s'appelait Mandela, qu'il est originaire de la RDC et qu'il est footballeur. Je lui fait part de mes origines camerounaises, et du but de ma venue au Cambodge. Il m'assure qu'il y a beaucoup de camerounais à Phnom Penh, et j'insiste pour savoir où les rencontrer. C'est alors qu'il note le numéro de l'un d'eux, avec qui il partage le même appartement. Il se prénomme I... Malheureusement, je n'ai pas encore de puce (il faut que vous sachiez que l'obtention pour un étranger d'un numéro de téléphone portable au Cambodge relève d'un véritable parcours du combattant. Il s'agit en effet de constituer tout un dossier, et de se faire accompagner par un cambodgien qui pourra répondre de vous). Toutefois, je lui fais la promesse d'appeler immédiatement après que j'aurais pu avoir un numéro. Ce qui a été le cas deux jours plus tard.
Le premier numéro que je compose, est celui de I... C'est une voix féminine, parlant le Khmer (la langue nationale) qui me répond. Aïe! Ça commence mal. J'essaie d'expliquer en français d'abord, puis anglais que je désire parler à I...Ça n'aboutit à rien, elle ne me comprend pas, et moi non plus. Je raccroche, un peu déçu. Je n'ai pas encore digéré ma déception qu'un numéro m'appelle. Il s'agit cette fois d'une voix d'homme, francophone et menaçante.
« C'est toi qui appelle ma copine et tu lui parles en français? Tu es fou? Tu veux la draguer? Qu'est-ce que tu lui disais?» Hurle le bonhomme. Je reconnais l'accent des grands lacs de Mandela. J'essaie de le calmer du mieux que je peux.
- Ecoutez, j'ai rencontré un africain qui s'appelle Mandela dans une banque, c'est lui qui a écrit ce numéro, en me disant qu'il s'agit de celui d'un camerounais appelé I... Ça fait presque une semaine que je suis au Cambodge, je ne connais pas ta copine. Là, il me dit être Mandela, et qu'il se souvient de moi. Il reconnaît son erreur, et s'excuse, non sans m'avoir d'abord dit que « si tu ne fais pas comme cela, les autres vont te voler ta copine ». Ça commence bien, me suis-je dit.
Après s'être rassuré qu'il s'agit bien de mon numéro, il promet de le passer à un camerounais avec qui il joue dans la même équipe, et que ce dernier me contactera. Je suis d'accord.
Moins de deux heures plus tard, un nommé T... m'appelle. Que ça fait du bien d'entendre un compatriote. Nous retombons vite dans ce langage propre aux jeunes camerounais et si particulier: « C'est how? Tu es kem quand? Tu long où? » (Comment ça va? Tu es arrivé quand? Où habites-tu). Je lui réponds, et rendez-vous est pris pour le lendemain, un samedi, au stade olympique de Phnom Penh.
Le stade olympique de Pnom Penh
Le lendemain, je me rends au lieu du rendez-vous. Je l'attends devant l'entrée principale comme convenu. Un bip à la camerounaise sur son téléphone. Rebip de sa part. C'est bon, il arrive. Effectivement, moins de cinq minutes plus tard, j'aperçois deux noirs, sur une moto qui sort du stade. Elle se gare à mon niveau, et les civilités commencent. Je peux voir enfin T... qui est à l'arrière de la moto. Le conducteur, s'appelle J..., lui aussi est camerounais, et footballeur. Mais en plus, ce dernier donne des cours d'éducation sportive dans un lycée de la capitale. Nous bavardons là, pendant 15 minutes. Ils sont surpris d'apprendre qu'après une semaine, je loge toujours à l'hôtel, et surtout que la nuitée me revient à près de 20 dollars américains. Ils veulent voir l'hôtel, j'accepte avec plaisir. Je loue les services d'un motodup (conducteur de moto-taxi), et eux vont nous suivre.
Arrivés à dans ma chambre, ils se mettent à l'aise, et se servent des boissons gazeuses dans le frigo. Nous pouvons enfin discuter, rafraîchis par la brise glacée que nous envoie de temps en temps la clim.
Ils veulent savoir ce que je suis venu faire au Cambodge. Je me méfie, je ne leur dis pas tout, juste que je suis ici pour donner des formations pendant un an. Je leur demande à mon tour pourquoi ils ont choisi le Cambodge, et depuis combien de temps ils y sont. « En fait, me dit J..., j'ai quitté le Cameroun pour la Thaïlande. Mais ça n'a pas marché, je n'ai pas trouvé de club. Quelque temps après, je suis allé au Vietnam, c'était la même chose. C'est pourquoi je suis venu ici. Je suis au Cambodge depuis un an exactement, je joue dans le club de Phnom Penh Empire ». Le parcours est le même pour T... Malheureusement, il s'est fracturé la jambe il y a quelques mois au cours d'un match, et depuis, il a été opéré en Thaïlande, mais n'a toujours pas repris les entraînements. « Ils ont mis du fer dans ma jambe », me dit-il en relevant le pan de son pantalon afin que je puisse voir. Effectivement, une large entaille lui parcourt la jambe gauche.
Je veux savoir davantage sur leur vie au Cambodge. Je vais être servi pendant plus d'une heure.
- Nous sommes au total 18 camerounais ici à Phnom Penh, et nous sommes tous des footballeurs, commenca J... Malheureusement, juste quelques uns d'entre nous ont pu trouver un club.
- Et les autres, que font-ils?
- Mon frère, on se débrouille comme on peut. On s'entraide, on héberge ceux qui n'ont pas de logement. Aussi, on donne des cours de sport de temps en temps, pour avoir quelques dollars (US).
- On avait aussi mis sur pied une tontine entre nous les camerounais, mais les gars l'ont « gâtée », ajoute T...
- Si tu vois ce que certains gars sont obligés de faire pour manger et dormir sous un toit, tu ne vas pas le croire. Ça m'intéresse, je veux savoir davantage. Je demande à J... de poursuivre. Man, il y en a qui vivent avec des cambodgiennes, des veuves la plupart du temps, comme des esclaves sexuels. Elle te nourrit, et te procure un toit. En échange, tu dois assouvir la moindre de ses sollicitations sexuelles, quelque soit l'heure.
- Ça ressemble à de la prostitution, lui dis-je.
- Ils vont faire comment mon frère, ils doivent tchop (manger) pour vivre, justifie T...A défaut, tu te livres au trafic de drogue comme le font nos voisins (c'est comme cela que les compatriotes appellent les nigérians, afin qu'ils ne sachent pas qu'on parle d'eux).
- Gars, on « war » (souffre) ici, reprend J... dans un soupir avant de s'allonger sur le lit. Bien même quand tu trouves un club, avec le salaire qu'on te donne, tu ne peux pas vivre convenablement.
- Combien vous êtes payés? Je demande.
- Moi je touche 120$ (près de 60 000FCFA) par mois, m'avoue J... Avec ça, tu dois manger, payer le loyer, les factures, et l'essence pour la moto. De plus, il y a la famille au pays qui croit qu'on vit comme des rois. C'est impossible de vivre avec ça, c'est pourquoi je donne des cours de sport 2 fois par semaine dans un lycée. A la fin du mois, je gagne 80$ (Près de 40 000FCFA). Je n'en crois pas mes oreilles.
- Pour moi c'est encore plus dur, poursuit T... Depuis ma fracture, puisque je ne joue pas, mon salaire est quasiment nul. Heureusement mes dirigeants sont compréhensifs, ils continuent de me payer le loyer. Mais jusqu'à quand? De plus, ajoute-il, j'héberge chez moi un compatriote qui n'a jamais pu trouver un club. On se débrouille pour vivre.
- Ici, les noirs n'ont droit à rien. Tu ne peux te plaindre nulle part. Un beau matin, tu viens aux entraînements, et tu apprends que ton contrat est annulé, que tu dois quitter le club. Ils le font chaque fois, sans même te reverser le moindre sou.
- Vous êtes assurés tout de même? je m'empresse de demander. Il y a des avocats ici je crois! Là, tous les deux éclatent de rire.
- Assur... quoi? Il n'y en pas, en tout cas pour les joueurs. Je te dis que tu ne peux te plaindre nulle part, se moque T...
- Pourtant depuis qu'on est là, leur championnat est plus relevé, poursuit J...
- Mais pourquoi vous ne rentrez donc pas au pays? Je questionne.
- Tu veux qu'on back (rentre) do (faire) quoi? S'élance J... Je sens dans sa voix un peu d'énervement. Nos familles se sont sacrifiées pour nous payer le voyage, elles comptent sur nous, on ne peut pas back (rentrer) comme cela. Déjà, le billet d'avion le mois cher coûte plus de 1 500$. Tu imagines les économies qu'on doit faire.
- J'ai tout vendu chez moi pour payer ce voyage, explique T... à son tour. Si j'avais su, je ne serais pas venu. Mais là, je ne peux plus faire marche arrière. Je garde espoir de repartir en Thaïlande, où les clubs payent mieux. C'est quand j'aurais réussi que je rentrerai au pays, même si ça doit me prendre 10 ans.
C'est sous ces mots que notre discussion prend fin, suivi d'un long silence où chacun repense à tout ce qui a été dit. Ils promettent m'aider à trouver un logement très rapidement, en commençant par m'aider à m'installer dans une guest-house (petit-hôtel dont la vulgarisation a pris de l'essor à l'époque des casques bleus de l'ONU à la fin des années 80). Rendez-vous est pris pour le lendemain avant 12heures, pour ne pas à avoir à payer une nouvelle nuitée. Je les raccompagne dans la rue, jusqu'à leur moto. Nous nous saluons en faisant claquer nos doigts, comme on le fait au pays. Les passants et les conducteurs de motos nous jettent des regards curieux. Puis, je les regarde s'en aller, et je reste quelques minutes, là, dans la rue, avant de remonter dans ma chambre, non sans avoir salué au passage la charmante réceptionniste à la manière asiatique.